La Genèse
Tout a commencé un jour d’octobre 2020 quand Rouba Fossat, directrice France de Signarama, me demande si je peux/veux la préparer ainsi que ses collaborateurs à l’Half Ironman de Nice 2021. J’accepte. Sauf que dans le contrat, il y a l’obligation de participer avec l’équipe. Je refuse poliment en me fendant d’un : « Bouffer du carrelage ? Non merci, ce n’est pas pour moi ! »
Sauf que … « C’est ça ou rien ! ».
En bon chef d’entreprise responsable, j’ai vite fait de revoir mon jugement. J’accepte la mission.
Je viens de mettre les pieds dans le monde si particulier du triathlon. Un monde que je ne connais pas. Si ce n’est le souvenir de Mark Allen, en slip maillot de bain, franchissant victorieux la ligne d’arrivée à Nice, la Mecque des épreuves à l’époque.
Je passe sur la découverte des transitions, du règlement, du matériel et de toutes les spécificités de ce sport nouveau pour moi en tant que pratiquant. On a ri, on a pleuré.
11 mois après, je suis, à Nice, au départ de l’épreuve.
Entre-temps, j’ai créé le club de Triathlon pour compléter notre club FFA. Nous sommes trois sous les couleurs de la Team Heubi. Nous serons tous à l’arrivée. Y compris tous les collaborateurs de Signarama. Mission accomplie !

On r’met ça ?
Du coup, on y a pris goût.
L’idée d’en refaire un germe dans nos têtes.
Dans la mienne, celle de me frotter à ce que les triathlètes appellent un « Full »
Ah oui, j’ai oublié de préciser qu’un « Half » c’est 1900m de natation, 90km de vélo et un semi-marathon en course à pied soit 21,1km.
Ben… Un full, c’est le double.

Erreur d’appréciation
Mon ami Christian (Lhotte) grâce à qui je me suis lancé sur 100km, puis inscrit à Millau m’a souvent parlé d’Embrun. Quitte à en faire un, pourquoi ne pas faire le plus mythique ?
Je regarde les conditions de course. 17h30 pour franchir la ligne d’arrivée. Ça me semble accessible.
J’en parle à mes deux compères. Ils ne sont pas vraiment chauds. Ok, ce n’est pas raisonnable. J’avoue.
Mais est-ce qu’on sera plus prêts dans 2 ans, 3 ans ? Après la période de restriction que nous venons de vivre, le temps me semble encore plus compté.
Je parviens à les convaincre. C’est parti pour l’Embrunman !

« Heureux les simples d’esprit car ils ne savent pas ce qu’ils font »

Programme prévisionnel
J’envisage :
– De faire un marathon en mai afin de goûter à nouveau aux longues distances et me réhabituer à courir des heures. Ce sera Saumur. Parce que mon pote Nico y va avec des potes. Des potes à Charlotte. Donc ça colle pour nous deux. Parce que c’est une nouvelle épreuve à découvrir. Parce que c’est une belle ville. Parce que c’est en mai et que ça laisse le temps de me préparer. Il faut que je précise que je me suis fracturé 4 côtes le 11 janvier. Ça fait un mal de chien. Je ne le souhaite à personne. Il me faudra du temps avant de récupérer, même si 15 jours après j’étais sur le home trainer (à 16km/h). Mais chuuut ! Faut pas le dire au doc.
– De retourner à l’Half Ironman de Nice fin juin, car cette ville vend du rêve et j’avais bien aimé la course. Ce sera l’occasion de faire cette épreuve en préparation.
– De participer à l’étape du Tour début juillet car je kiffe cet évènement. Là aussi ce sera un bon avant-goût des 188 km qui nous attendent à Embrun.
Le programme est copieux certes, mais il permet tout à la fois de me préparer et de participer à de beaux challenges.
Chacun d’eux sera plutôt bien réussi. Me confirmant que je suis en forme et que j’encaisse bien le volume d’entraînement.

La surprise des barrières
A l’approche de l’objectif, je prends le temps d’analyser les détails de l’organisation liés à l’épreuve. Et notamment les barrières horaires. Et là, surprise, il faut sortir du parc à vélo avant 2h10 de course.
Je nage autour de 3 minutes au 100m (Si si, c’est possible ! ) Donc je comprends vite, après un rapide calcul, que je n’ai aucune marge, si je prends 10 minutes pour me changer. Car je compte bien partir sur le vélo en étant sec.
Du coup, la barrière suivante, en haut de l’Izoard, est 9 heures plus tard. Un rapide calcul à nouveau et je comprends qu’il faudra rouler au moins à 20km/h.
Sachant que ce col mythique et difficile risque d’être escaladé en environ 2h, je comprends qu’il sera nécessaire, afin d’être dans les temps, d’arriver au pied avec une moyenne de près de 22/23 km/h. Faudra pas traîner ! Je prends soudain conscience que même la partie vélo ne va pas pouvoir être réalisée tranquillement.
« Il faut arriver frais en haut de l’Izoard » m’a-t-on dit. « Ben … Je fais comment mouaaa ?! »

Chamboulement du plan
Du coup, il faut aussi calculer le temps disponible pour arriver à la suivante : le Pont Neuf. Celle qui est à l’entrée d’Embrun. À environ 180km. Parce que oui, ici, on repart pour une boucle d’une dizaine de kilomètres pour un total de 188 avec 5000m de dénivelé.
Je vais découvrir un nom qui résonne pour les triathlètes aguerris à Embrun : Chalvet ! Un nom qui ne veut rien dire pour moi (ça ne va pas durer). Mais qui semble avoir une signification particulière pour les connaisseurs de l’épreuve.
La dernière barrière est à l’entrée du parc à vélo. Il faudra donc faire cette partie avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête.
Du coup, me voilà à analyser les barrières de la course à pied. Je découvre qu’elles sont de 1h par tour soit 7km/h de moyenne.
Je trouve cela plutôt incohérent d’un point de vue purement sportif.
En tout cas, cela m’oblige à une gestion qui n’a plus rien à voir avec le projet de départ, basé sur un temps final de 17h15.
Les plans sont chamboulés ! Toutefois, ce n’est plus le moment de trop réfléchir. Il faut y aller et s’adapter aux conditions dictées par ce règlement. D’autant que les supportrices, elles, sont déjà à pied d’oeuvre.

Logistique et tactique
Au niveau logistique ravitaillements j’ai prévu, comme toujours, d’être autonome. Je pars donc avec deux sacoches remplies de produits énergétiques variés que j’ai testé à maintes reprises durant la préparation.
Barres au fruits Gourmiz’, gels Apirun, barres aux graines de chia Apirun, pastilles d’électrolytes, sachets de boisson d’effort Effinov.

Au niveau logistique matérielle, j’ai prévu de me changer complètement afin de rouler en tenue de cycliste et courir en tenue de coureur.
A Embrun, l’organisation met à disposition de chaque participant une caisse pour mettre ses affaires, deux bidons pour les ravitaillements vélo, un gobelet pour la boisson en course à pied, deux gros cubes de mousse pour se mouiller.
J’ai prévu de prendre, pour la partie vélo, mes bidons de 950ml afin d’avoir une grande autonomie. Pour la course à pied des petites bouteilles de 500ml afin d’avoir la possibilité de boire régulièrement.
Il va faire chaud. Bien s’hydrater sera une des clés pour aller au bout de ce défi.

Ambiance
Les ambiances de compétition, lorsque le jour n’est pas encore levé, sont vraiment très particulières. C’est une fourmilière. Chacun est silencieux et s’affaire. C’est donc à la fois calme et actif.
Quand, en plus, il s’agit de course où l’on sait que l’on part pour des durées à deux chiffres, la tension est palpable. Un mélange de peur, de concentration et d’émotion se dégage des concurrents.
Heureusement nos supportrices sont là. Charlotte, Vanessa, Aurore et Kathy. Mon frère Patrick et ma nièce Virginie viendront les rejoindre ce matin. Et enfin, il y a Nicole, Christian et Christophe mes amis d’Épernay.

Plouf !

C’est le moment de s’approcher de la plage. Je me place derrière et sur le côté. Je n’ai pas envie d’être dans la lessiveuse quitte à perdre du temps.
Une fois dans l’eau, je ne vois pas grand-chose. Il fait nuit. Impossible d’apercevoir les bouées au loin. Je distingue à peine les autres nageurs qui filent devant. Je ne sais pas trop où aller. A plusieurs reprises je me mets en brasse afin d’essayer de deviner où me diriger.
Après quelques minutes je peux enfin me repérer. J’essaie de « poser » ma nage en me disant que je pars pour deux heures. Qu’il va falloir être patient et aussi économe de mes forces.
Au 3/4 du premier tour, je ressens des crampes au mollet gauche. Ça ne m’arrive jamais. Merde … Qu’est-ce qui se passe ?!
Je gère tant bien que mal en m’étirant comme je peux.
Le jour s’est levé (sur une étrange idée) et je peux nager plus aisément.
La crampe revient de temps en temps. Parfois elle se déplace. Je fais en sorte d’avancer quand même.

Avec les canoës
Je vois des canoës autour de moi.
Je repense à cette phrase de mon ami Christian. « Guy, il faisait tout en brasse et il finissait avec les canoës »
Il m’avait expliqué cela pour me dire qu’on pouvait nager tranquille et ne pas se faire éliminer.
Du coup, j’en déduis que je suis dans les derniers. Ce n’est pas une surprise. Il faut juste que je sois dans les temps.
Je vois au loin les deux grosses bouées jaunes sur la plage. J’en déduis que c’est par là qu’on sort. Je mets donc le cap dans leur direction.

Hors de l’eau !
A la sortie de l’eau, le speaker me reconnaît (Je me demande encore comment). « Et voilà Bruno Heubi, champion du monde de 100 km, vainqueur des 100km de Millau qui sort en 1h50 ! »
1h50 ?!?! Mais c’est bon ça ! Je suis dans les délais ! Yeeees !
Je sors de l’eau plutôt bien pour quelqu’un qui est allongé depuis tout ce temps.
Il y a un an à peine, je titubais. Au tout début, je devais même m’asseoir pour ne pas tomber.
Un verre de thé (tendu par une gentille bénévole) avalé à la hâte et je fonce vers la rangée 17.

Transition 1
Il n’y a plus de vélo dans le parc. C’est facile de retrouver le mien du coup.
Je prends le temps de me sécher et de me changer complètement.
Sans mes lunettes, je ne les vois pas mais je sens néanmoins une certaine impatience de mes proches. Je dois leur sembler long et lent.
Je sors de la T1 dans les tous derniers.

I’m a poor lonesome biker
Une fois sur le vélo, je ne m’emballe pas. Je sais que le début du parcours est très difficile. C’est un piège. Il faut éviter de se précipiter. La pente est sévère. On peut y laisser des plumes sans s’en rendre compte. Ça c’est mon expérience des efforts longs qui me le suggère.
Je monte donc à un rythme facile. Je suis seul. Personne derrière bien sûr mais pas d’autres concurrents devant non plus.
J’ai reconnu cette boucle des Puys à plusieurs reprises. Je connais bien la route. Je gère. Elle fait un peu plus de 40km. Une douzaine en ascension pour monter jusqu’à Saint Apollinaire. Puis de la descente pour rejoindre Savines-le-Lac. Et ensuite, la grande route qui retourne à Embrun. Je suis à 23,5 de moyenne (environ) soit précisément ce que j’ai fait en reconnaissance fin juillet.
Il faudra maintenir une moyenne de cet ordre afin d’avoir la marge nécessaire pour l’ascension du monstre.

Pas zen
Au grand rond-point à l’entrée d’Embrun, on tourne à droite pour attaquer la grande boucle qui mène à l’Izoard.
Je sais que je vais voir des visages familiers. Ça me fait plaisir à l’avance.
J’ai rattrapé peu de concurrents. Cette solitude me pèse un peu. Elle m’inquiète aussi. D’habitude je remonte dès les premiers tours de roue.
En plus de voir des visages familiers, je vois des écritures familières…

Toujours en prise
Cette partie du parcours est variée. Une petite route qui surplombe celle qui mène à Guillestre. Puis l’interminable vallée du Guil.
On est toujours en « prise ». Il n’y a jamais de moments de répit.
Je passe mon temps, le nez sur le compteur, à observer la moyenne.
Je ne rattrape pas grand monde. Un coureur par ci par là, isolé comme moi.

Seul mais suivi
Au pied de l’Izoard, la machine à calculer chauffe toujours autant.
J’en fais part à Charlotte qui a réussi à prendre la voiture et fait des stops sur le bas-côté pour m’encourager. Sa présence bienveillante est d’un grand réconfort. Elle me dit que des tas de personnes lui envoient des messages pour demander de mes nouvelles. Qu’on me suit à distance. Notamment mon grand fiston, Simon, qui fut de toutes mes campagnes sportives lorsque j’étais sportif de haut niveau. Tout à tour suiveur à vélo, ravitailleur ou même coureur à mes côtés quand cela était possible. Du coup je me sens moins seul et boosté de savoir cela. Je ne dois pas lâcher pour eux aussi. Toutes les motivations sont bonnes à prendre, comme je le répète à l’envie aux sportifs que je conseille.
J’aurai même le bonheur, plus tard, grâce à Charlotte, d’avoir un moment en visio avec eux. De voir Simon, Margot et ma petite Nina. Les larmes me montent aux yeux.

Problème à résoudre.
Donc :
La barrière horaire étant à 13h10.
Sachant que j’ai mis 2h pour la partie vélo + T1
Il me reste 5h pour arriver au sommet.
Si je mets 2h à le monter (7km/h) à quelle heure faut-il que je me présente au pied ?
A quelle moyenne environ ?
Je ramasse les copies dans 2 heures.
Je me dis que ce serait quand même un comble de se faire éliminer durant le vélo quand l’obsession de l’élimination en natation est mon quotidien depuis des semaines.

L’Izoard
Dès le début du col (on quitte la vallée du Guil pour prendre une route à gauche qui monte tout droit et sans transition) j’aperçois de nombreux concurrents. Ils semblent être apparus tout à coup. Je ne suis plus seul !

J’ai fait deux fois cette montée en reconnaissance. Je sais donc que le tout début est difficile.
Que la partie entre Arvieux et Brunissart (avant la partie boisée en lacets) est très dure.

Cet à cet endroit que je vais avoir une belle et touchante surprise.
Des supporters marnais, bénévoles sur la course, ont mis une banderole à mon attention sur le bord de la route. C’est tellement gentil et touchant !

La partie dans les sapins, avec les lacets, offre un semblant de répit. De l’ombre, des virages où je m’hydrate consciencieusement à chacun d’eux. Néanmoins la pente reste sévère et l’air de raréfie au fur et à mesure que l’on monte.

Et puis, pour finir, la fameuse et célèbre casse déserte, passage mythique de ce col mythique.

Je monte à mon rythme avec le souci de m’économiser même si je n’ai pas une marge importante. Le col est long. On peut vite se retrouver collé à la route, en haut. Surtout qu’au-delà de 2000m, l’oxygène va se raréfier de plus en plus
Malgré mon tempo « tranquillo » je double. Et je vais rattraper un nombre important de concurrents tout au long de l’ascension.Il est difficile cet Izoard.
Je bascule au sommet dans les temps. Ouf !

Tout le monde descend
Une courte pause pour mettre un coupe-vent. Faire une pause pipi, (bon) signe que je suis bien hydraté. Je me lance dans la descente. J’aime cet exercice de vitesse et d’équilibrisme.
Là aussi, je double beaucoup. Pourtant, je ne prends aucun risque. C’est inutile. Tout peut s’arrêter en une fraction de seconde.

A Briançon, je reconnais le parcours car c’était le lieu de départ de l’étape du tour le mois dernier.
On sort de la ville pour un long bout de route nationale avec un fort vent de face.
Ma remontée au classement me permet maintenant d’avoir constamment d’autres concurrents en point de mire. C’est motivant !
Je me souviens qu’à Prelles, on tourne à droite pour prendre la petite route où à nouveau ça va monter, avec un goudron qui ne « rend » pas.

Retour gagnant ?
On m’avait dit  » Tu sais l’Izoard c’est dur mais après c’est encore plus dur et c’est là que tout commence »
Ok. Ce retour est terrible. Mais après coup, je ne dirai pas ça.
Cette partie vélo elle commence… Au commencement ! Dès la sortie du parc.
La boucle des Puys, la petite route vers Guillestre, la vallée du Guil, l’Izoard, la montée après Prelles, Pallon, Champcella, la boucle de Chalvet… C’est la somme des difficultés de ce parcours où l’on est toujours en prise, où on n’a jamais le temps de souffler qui fait son extrême difficulté.
Celles-ci vont donc s’enchaîner tout au long du retour.
Le fort vent de face ne facilite pas la tâche.
Je garde un bon rythme. Je vois la moyenne ne pas faiblir. Ce qui me rassure pour la prochaine barrière horaire.
Je continue de doubler ce qui me fait dire (Oui oui, je me parle à moi même !) que je ne faiblis pas. Ça aussi c’est rassurant.

Pallon la mal nommée
Par contre, la côte de Pallon qui se profile m’inquiète. Ce mur est déjà difficile à grimper à lui seul. Alors avec 2h de natation et 140km de vélo, je me demande comment je vais la négocier. Après il y aura Chalvet. Et il faut en garder pour le marathon. Équation très compliquée à résoudre.
Un gel Apirun 10 minutes avant pour assurer les réserves en glucides et je mets tout à gauche pour ne pas m’user musculairement.
Ce mur étant droit comme un I, je vois loin devant.
Y en partout ! Ça marche, ça zigzague. Elle fait mal cette côte de Pallon.
Je rattrape pas mal de concurrents.

Le clan de Benj’
Devant moi j’en vois un en danseuse, entouré d’une meute de supporters. On se croirait au tour de France !
Allez Benj’ ! Allez mon Benj’ !

Je lève la tête. Et qui je vois devant moi en train de courir à côté de son chéri et de le filmer ? Isabelle. La femme de Benjamin (Moulun).
Et là, instant incroyable que seul le sport (et l’amour ! ) peuvent offrir, Benj’, debout sur les pédales, pas au bout de sa vie (mais quand même dans une partie à 15% du 140ème kilomètre d’un des triathlons les plus durs au monde), se tourne vers son amoureuse pour s’inquiéter d’elle en la voyant courir à côté de lui, le téléphone à la main. C’est beau l’amour !
Isa lui fait une réponse à la Isa. Cash, spontanée et naturelle du genre :  » Ben si j’le fais, c’est que ça va ! »
Si vous voulez la voir cette vidéo de ces instants mémorables, c’est ici
Je rattrape Benjamin et nous finissons la montée en nous motivant mutuellement et sous les encouragements de son clan.

Le prochain gros morceau ce sera la terrible boucle de Chalvet.
La trentaine de kilomètres qui restent pour y arriver sont à l’image du parcours : sans temps mort et toujours « en prise ».
Je double beaucoup. On sent que la fatigue se fait ressentir pour beaucoup.

Chalvet
Chalvet je l’ai fait 3 fois en reconnaissance. Je sais ce qui m’attend. Je m’efforce donc de continuer à bien m’hydrater et à manger sans excès. Je persiste à croire que manger à tout prix comme beaucoup le recommandent est une erreur.
Au ravitaillement, après le pont Neuf, je fais le plein des deux bidons car même si nous sommes revenus à Embrun, il reste un gros morceau à se coltiner.
Je débute l’ascension « tout à gauche » (36×34 pour les spécialistes) afin de m’économiser. Si je mouline bien, je pourrais toujours redescendre d’un voire deux pignons.
Malgré ce petit développement, je double encore et toujours. Je sens mes compagnons de route fatigués. Certains demandent même aux spectateurs où est le sommet. Je sais que la bascule se fait au niveau de la ferme. C’est long. Surtout à ce moment de la course alors que l’on sait que la fin du parcours vélo est proche. C’est une forme de supplice cette boucle supplémentaire. Je n’ai pas peur de le dire.
Quand on bascule c’est une descente très dangereuse au début. Puis technique avec des virages très serrés quand on arrive dans les habitations.
Franchement j’ai du mal à comprendre les raisons de cet ajout, à part la volonté de rendre ce parcours « mythiquement » difficile.
Je m’efforce donc de ne prendre aucun risque. Ce n’est jamais le bon moment pour tomber. Encore moins si près de l’arrivée.

Transition 2
Arrivé (entier !) dans la zone de transition, je descends du vélo et je constate, en rejoignant ma place en trottinant, que les sensations ne sont pas aussi mauvaises que je m’y attendais. C’est un bon point ;
Je me change à nouveau complètement. Short, maillot et chaussettes de course à pied, manchons BV Sport. Le confort est important pour une durée d’effort aussi longue, en perspective.
C’est parti pour la course à pied. Il va falloir faire un marathon. L’idée m’effraie mais je sais néanmoins que maintenant les barrières horaires sont larges. 2h par tour de 14km soit 7km/h. Même si le début de chaque boucle est terrible avec notamment la côte Chamois. C’est largement dans mes cordes.
Je prends conscience alors, que oui, sauf accident, je vais être finisher de l’Embrunman. C’est un drôle de sentiment car j’ai du mal à me rendre compte. Dans l’immédiat, ce qu’il faut faire c’est courir ce marathon. Mon cerveau est donc davantage tourné vers cela que sur le fait de me réjouir.

Gestion du marathon
J’ai décidé de gérer ma course en abordant chacune des boucles de cette manière :

  • La première tranquille pour me mettre en route et trouver mes marques.
  • La seconde je m’accroche, je ne lâche rien et je sers les dents.
  • La troisième je rentre quoi qu’il arrive et quelle que soit la manière.

Une question de feeling
Dès les premiers hectomètres, je sens que les jambes ne sont pas si dures que ça. Je m’attendais à pire après un tel parcours vélo.
Je double malgré une foulée que je sens étriquée. Je n’ai toujours pas totalement intégré ses sensations de coureur de triathlon lors de la course. Je manque de vécu dans ce sport. Il faut dire que mes 50 années de compétitions en course à pied me marquent profondément. On ne peut pas courir en triathlon comme en course à pied « sèches » comme disent les spécialistes du triple effort. Mes cuisses commencent à s’y faire. Je souffre de moins en moins à chaque nouvelle compétition. Mes repères sensoriels pas encore. Je cours avec les références des sensations qui sont les miennes en course à pied.
Il faudra donc que j’apprenne à m’habituer à ces autres sensations, si je poursuis dans ce sport.

Boucle 1
La côte Chamois est difficile comme je m’y attendais. J’ai l’impression que ma foulée fait trois centimètres !
Beaucoup d’autres concurrents marchent. J’ai décidé avec ma tête de cochon que je la ferai en courant coûte que coûte. Même si ce n’est pas totalement rentable sur le plan de la dépense énergétique.
La traversée du centre-ville est sympa dans ces rues animées. On est beaucoup encouragé. C’est motivant !
On redescend ensuite par la montée qui correspond au début de la boucle de Chalvet en vélo, pour arriver à la promenade sous le roc, la bien nommée. On est au pied de cette falaise rocheuse sur laquelle est posée la vieille ville d’Embrun.

La vue est magnifique. J’ai bien apprécié et regardé lors des reconnaissances. En effet, je me doutais bien que le jour J, j’aurais moins l’esprit à admirer le paysage, à ce stade de l’épreuve.
On revient ensuite au pied de la côte Chamois afin de tourner à gauche vers la Durance pour la fin de la boucle, plutôt plate, même si on repart à nouveau vers le début de la boucle de Chalvet par un chemin caillouteux et un peu pentu. Insignifiant quand on vient y faire son footing mais qui marque les organismes dans le contexte de la course. Fatigue extrême, chaleur et terrain piégeux pour ma foulée rase motte me feront avoir une appréhension à chaque passage de cette partie de la boucle.

Comparaison est raison
J’ai commencé à courir vers 10h30/10h40 de course. Il y a donc sur le parcours des triathlètes de bons niveaux encore en course. Je croise notamment les premières femmes. La seule que je connais pour l’avoir vue la veille à l’hôtel : la très sympathique Jeanne Collonge.
Tout le monde est dans le dur. Je me rends compte que je cours aussi vite que d’autres concurrents qui vont finir leur course. C’est un bon repère et un sacré encouragement, du coup, de me dire que je vais aussi vite que des athlètes qui vont faire moins de 12h. C’est précisément le temps total qui s’affiche sur l’horloge du chrono quand je passe à côté de la ligne d’arrivée à l’issue de mon premier tour.
Des jeunes bénévoles me donnent le bracelet jaune qui atteste que j’ai accompli ma première rotation.

Boucle 2
C’est comme cela que je peux voir maintenant où en sont ceux que je double. Ils ont souvent le bracelet jaune et l’orange.
Cette deuxième boucle est plus difficile à appréhender à la fois physiquement et psychologiquement. La fatigue de la course se fait ressentir. Il reste encore un tour après. Je suis entre deux eaux.
Je n’ai quasiment pas marché dans la première. Juste au ravitaillement même si le fait de ne pas avoir pris le gobelet proposé par l’organisation ne me permet pas de pouvoir prendre du liquide. Je trouve ce système peu pratique. À moins que, parce que ça n’existe pas en course à pied, je sois désorienté ?
Donc, au ravitaillement, c’est trempage et mouillage de la casquette uniquement.
Charlotte est au bord de la route et me donne mes bouteilles dans les zones de ravitaillements. Elles contiennent ce que je suis sûr de bien assimiler et qui m’assure une bonne hydratation. C’est la clé, selon moi, pour réussir à courir ce marathon.
Au deuxième tour, quand elle se rend compte que beaucoup d’autres concurrents sont accompagnés, elle fait un bout de parcours avec moi.
Et puis il y a aussi Christian, Nicole et Christophe. Ils sont là à chaque tour. M’encouragent, me motivent. Ils ont déjà fait Embrun et leurs conseils ont été très précieux durant ma préparation.
J’entends Christophe me dire :  « Allez ! Tu vas aller le chercher le paletot ! ». Ce n’est qu’à l’arrivée, en recevant le fameux maillot que j’ai compris à quoi il faisait allusion.
C’est beaucoup d’émotion à chaque fois que je les vois au bord de la route. Surtout Christian avec qui j’ai partagé tant de choses et qui a été décisif dans ma vie de coureur.
C’est lui que j’ai croisé après mon agrégation d’EPS, quand je reprenais l’entraînement. J’avais cessé de courir afin de me consacrer entièrement à cette épreuve, d’un autre genre que le sport. Même si c’est lié avec le sport.
Décembre 1995 :
« On va à Rognonas fin janvier, tu viens ? »
« Heu … C’est quoi Rognonas ? »
2 mois après je prenais le départ de mon premier 100km. Ma vie allait basculer.
Janvier 2005 :
« T’es bien gentil, Bruno, avec tes deux titres de champion du monde. Mais t’as pas fait Millau ! » (En gros, t’es pas un vrai centbornard).
Je m’incris à Millau. Ma vie bascule à nouveau.
Et Embrun, il m’en parle tous les ans car il y est tous les ans.
« Embrun, je l’ai fait à 65 ans » me rappelle-t-il. Ça remet les idées en place les discussions avec Christian !
C’est donc, en raison de tout cela, que je le croise avec les yeux embués, à chaque fois que je le vois au bord de la route.

Merci les bénévoles
L’ambiance dans le passage en ville est fabuleuse.
Deux bénévoles, postés au début de la rue piétonne, sifflent pour signifier notre arrivée. C’est un tonnerre d’applaudissements et d’encouragements de tous les gens attablés en terrasse. Quel moment incroyable !
Les bénévoles sont d’ailleurs adorables. Un peu plus loin une femme prévient à l’avance un groupe de jeunes qui font la holà et crient notre prénom. Génial !
La fin de la boucle est ainsi faite qu’on se croise entre participants. C’est donc un joyeux bazar entre les suiveurs et les coureurs. Avec les spectateurs et les promeneurs, y’en a partout !
Lors de la reconnaissance je me suis dit : « Prépare-toi à de longs moments de solitude, mon p’tit Bruno ! » Eh bien pas du tout. C’est super animé !
Je continue de doubler des concurrents. Un coup d’œil rapide au nombre de bracelets qu’ils portent. Des jaunes, des jaunes et oranges, il y a de tout mais surtout des deux couleurs donc des triathlètes susceptibles de faire aux environs de 13h30.
C’est le temps que je vois affiché sur l’horloge quand j’effectue mon deuxième passage.
Un rapide calcul à cet instant et je me dis que je vais faire un peu plus de 15h. J’ai mis environ 1h30 pour ce deuxième tour. Moins de 15h ce n’est pas possible. Comment imaginer que je puisse finir plus vite ?
D’autant que je sens la fatigue peser de plus en plus.
Comme à chaque fin de tour, Vanessa est là, de l’autre côté des barrières pour faire quelques centaines de mètres avec moi et m’encourager par des mots qui sonnent justes. C’est un vrai bonheur de pouvoir être soutenu ainsi par les amis.
Je l’ai connue comme cliente. Elle rêvait de faire les 14 kilomètres des foulées Aquatintiennes. Elle fait désormais le marathon, l’Half Ironman et prépare maintenant les 100km de Millau. Quelle belle histoire de sport, de vie et maintenant d’amitié. Elle nous a fait la surprise de venir de Reims pour nous encourager. La surprise a été totale !

Boucle 3
On me donne le bracelet orange. Me voilà parti pour le troisième et dernier tour.
Je retrouve Charlotte au pied de la côte Chamois. Elle va m’accompagner jusqu’à l’arrivée.
Je monte à la vitesse d’un escargot.
Néanmoins, il est hors de question que je marche. De toute façon, je suis un tel mauvais marcheur que je n’avancerais pas plus vite.
La fatigue me fait traîner des pieds et me pencher en avant. Je me redresse quand j’ai la lucidité d’y penser.
Charlotte me suggère de marcher. « Ça se voit tant que ça que je suis dans le dur ? »
« Non ! Je ne marcherai pas ! »
Je m’étais dit lors des reconnaissances que j’aurai des mots peu agréables en arrivant, pour la 3ème fois, en haut de cette terrible côte. Du genre :  » T’as pas eu ma peau, s@£&pe ! »
Mais avec la fatigue, je n’ai même pas ce sentiment belliqueux et revanchard.
Le passage dans la rue piétonne est plus calme. Je suis un peu déçu. Les gens ont déserté les terrasses. Ben oui ! Il commence à se faire tard.
Un bout de descente et plutôt du plat après. Le plus dur est fait. Ça devrait le faire !

Sur le parcours, il n’y a plus que des « doubles bracelets » comme moi ou des jaunes. Pas facile de reconnaître ceux qui n’en ont pas encore.
Je double encore et toujours. Ça motive énormément à ne rien lâcher.
Quand on aura effectué le passage avec les cailloux et monté le pont, il restera cette longue ligne droite qui longe la Durance.
J’ai vu les marques au sol des coureurs qui fractionnent là habituellement. Il y a 2 kilomètres. « Ce n’est rien 2 kilomètres mon p’tit Bruno ! »
La nuit commence à arriver. Je suis vigilant car mes pieds sont capables de buter sur un obstacle de quelques centimètres, tellement ma foulée, d’habitude rase, me semble encore plus rase.
Si je tombe maintenant, me relever sera difficile et la chute douloureuse. Donc attention !

Je pense donc je cours
Mes pensées sont confuses.
La fatigue sans doute. L’émotion qui est retenue. Le recul qui manque toujours au moment de réaliser un objectif (La prise de conscience s’effectue souvent plusieurs jours après).
Je retrouve de l’énergie, comme souvent à la fin d’une épreuve longue alors qu’on pense être à bout de force. Le cerveau est bien le grand commandeur comme le dit si bien Tim Noakes.
Je double encore 3 concurrents dans les derniers hectomètres.
Et, allez-vous me croire ? L’ultime, juste avant de tourner à gauche pour le final, est un Bruno de Reims.
Pourtant la fin du parcours n’est pas éclairée. On devine à peine le sol dont une partie est un chemin avec des racines.
J’échappe au gadin malgré ma foulée qui frôle le sol.
Enfin me voilà dans la longue ligne droite d’arrivée. J’ai visualisé des centaines de fois ce moment. Comme souvent, rien ne se passe comme on l’a imaginé.
Mon accélération finale a rendu mes cuisses déjà bien entamées, un peu plus faibles encore. Je sens que je suis sur des appuis fragiles.
Je m’étais dit que je pourrais savourer ces derniers mètres, ralentir, passer la ligne en marchant pour profiter un maximum.
Que nenni !
Je vais déjà essayer de rester debout et de courir droit.
Je ne garde aucun souvenir des derniers mètres.

Arrivé !
Une fois l’arrivée franchie, je suis accueilli par les deux animateurs au micro.
L’interview dure quelques minutes. Je réponds aux questions de Vincent qui connaît bien son sujet.
C’est le début de la partie « Je savoure »
Remise de la médaille de finisher.
Un tour au ravitaillement pour engloutir un litre et demi d’eau gazeuse.
Direction la rangée 17 pour retrouver mes affaires.
J’aurai préféré retrouver mes amis, serrer Charlotte dans mes bras. Elle a une part importante dans cette réussite.
Sa présence bienveillante tout au long de l’épreuve, son soutien indéfectible furent précieux et déterminants.

Ici à Embrun, les spectateurs ne peuvent pas approcher.
C’est frustrant mais à l’inverse, quand ils le peuvent, c’est, dans les grandes épreuves, un sacré bazar.
On discute entre concurrents en rassemblant nos affaires pour sortir de la zone de transition.
Pas de joie excessive. On sent une grande satisfaction d’avoir terminé mais aussi une grosse fatigue qui rend chacun calme et paisible.

Épilogue
Je ne réalise pas tout à fait.
Cette course qui occupe mon esprit depuis des mois est finie.
J’ai réussi. Je suis allé au bout.
Elle conclut 4 mois d’une rare densité avec un marathon en mai, un Half Ironman en juin, l’étape du Tour en juillet et cet Embrunman en août.
Gargantuesque avec le recul mais tellement riche en émotions, en sensations, en partages, en entraînements, en doutes, en joies.
C’est pour cette raison que j’aime tant le sport.
Pour tout ce qu’il m’apporte. Pour tout ce qu’il me procure.
J’ai connu les émotions et les sensations du haut niveau. Il m’a comblé sur le plan sportif. Aujourd’hui, même au milieu des anonymes, la satisfaction est quasi identique.
Champion du monde de moi-même c’est, à part les gratifications extérieures liées à la médiatisation, aussi épanouissant que champion du monde tout court.

« Mais pourquoi tu fais tout ça ? »
Ben pour ça !

Quelques chiffres…

Temps total (avec les transitions) : 15h01’59″
Classement scratch : 491

Temps natation : 1h49’49″
Classement natation : 829

Transition 1 : 7’57″ (691)

Temps vélo : 8h33’55″
Classement vélo : 518
Gain : 311 places

Transition 2 : 6’23″ (389)

Course à pied : 4h23’55″
Classement course à pied : 302
Gain : 216 places

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