Préambule Gaulois

30 août 2008, sur la plage de Gruissan. Je viens de parvenir au terme de l’épreuve qui représente mon plus grand défi sportif : la Transe Gaule. Je n’ai jamais couru plus de 8h05 et pourtant quand Christian et Cécile Reina, présents sur le sable pour nous accueillir, me parlent de relancer l’Intégrale de Riquet, je ne peux avoir d’autres réponses que « Faites-le ! » et d’ajouter « Cette course a tous les ingrédients pour devenir mythique à l’image du Spartathlon ou de toutes celles qui marquent l’esprit des coureurs de très longues distances » Il faut dire qu’elle me faisait déjà rêver, sans vraiment savoir pourquoi, lorsque je suivais les éditions en 3 étapes puis en non-stop en 2004. Après cette Transe Gaule qui a débloqué certaines de mes réticences, je vais courir mon premier 24 heures, puis participer aux championnats du monde avec l’équipe de France. Je sais donc au moment de remplir mon bulletin d’inscription que je peux tenir 240km d’une seule traite. La préparation de ces épreuves va me servir de base pour cette course et m’éviter deux phases de charges importantes que mon âge supporte de moins en moins bien.

Jardinage avant le départ

Arrivés sur place après un voyage toujours trop long (9h) une veille de course, nous chercherons en vain le chemin pour arriver au phare des Onglous afin de gagner du temps et d’éviter un inutile stress d’avant course. Jusqu’à 23h, nous continuerons avec Said Kahla, qui en a pourtant vu d’autres, d’essayer de comprendre comment faire pour trouver cette route que personne ici ne semble connaître. La chaleur est terrible (34 degrés à l’ombre) et la météo nous promet le même menu torride pour le jour de la course. Le lendemain matin, le ciel est effectivement d’un bleu immaculé et la nuit n’a pas permis au thermomètre de redescendre. Avant de faire le moindre mètre, chacun pense avant tout à se préserver des rayons du soleil en cherchant les rares coins d’ombre sur le lieu du départ.

Jardinage au départ

Au moment du coup de feu du starter, je n’ai qu’une idée en tête, respecter mon allure de départ que j’ai fixé à 10.5 – 11 km/h. Et j’ai ce leitmotiv : « Ne pas refaire un Bergame bis » Je m’élance donc prudemment en laissant filer Patrick Bruni et Hervé Bec. Je retrouve rapidement Daniel Fritsch, le dynamique organisateur des 100km de Royan avec lequel nous commençons à papoter tranquillement. La route va être longue, autant la faire à plusieurs. A la première intersection nous devons aller tout droit vers un passage signalé difficile par les organisateurs. Les deux premiers sont déjà hors de ma vue et c’est donc moi qui emmène la petite troupe. La veille en essayant vainement de nous expliquer comment atteindre ce phare que personne ne semble connaître ici, le patron de l’hôtel où nous étions logés m’expliquait que ce passage était impraticable et me conseillait de prendre un chemin juste au-dessus. Quand j’ai vu ce chemin s’enfoncer dans les roseaux pour disparaître sans laisser de traces de passage, je décide donc de chercher une issue au-dessus du talus que j’aperçois à ma gauche. En grimpant ce dernier, je vois ce chemin tout à fait praticable. Un doute m’assaillit soudain. « Pourquoi ne nous a-t-on pas dirigé vers ce passage évident ? » J’ai tous les autres derrières. « Et si je les amenais dans la mauvaise direction ? » De toute façon le passage « normal » est quasi impossible à négocier. J’ai oublié de prendre ma machette ! Un œil sur la moyenne horaire. Elle est tombée à 10km/h. Nous reprenons notre rythme avec Daniel encore tout bousculé par cet incident. Le chemin longe plus ou moins le canal donc on doit être plus ou moins sur la bonne route, se rassure-t-on. Après quelques kilomètres, il tourne vers le bord jusqu’à disparaître à nouveau pour ne devenir qu’un espace de terre de quelques centimètres au bord de l’eau. Pris dans la nasse, il n’y a plus moyen de faire demi-tour d’autant que tout le monde a suivi derrière. Il faut s’accrocher aux branches et aux ronces pour ne pas tomber à l’eau. D’ailleurs, Daniel derrière moi glisse et met un pied dans le canal. Je suis exaspéré, je peste. Aucun moyen de remonter car un fil barbelé nous bloque le passage. Tout à coup, n’y tenant plus je décide d’aller voir plus haut avec d’autres coureurs car j’ai le souvenir furtif d’avoir vu passer un cycliste à VTT passer au-dessus. Nous trouvons enfin un passage, pas évident mais sur lequel on peut au moins avancer. Tous un peu énervés, nous pouvons reprendre ce pour quoi nous sommes venus : courir.

Les réglages des débuts

Le chemin jusqu’à Agde est assez technique. Les chutes vont se succéder au sein du groupe. Personne n’y échappera et pour certains comme Daniel ce sera plusieurs fois. Nous allons, sans le savoir encore, laisser beaucoup de forces dans ce début de course. D’autant que le tempo qui va suivre sera sans doute trop important au regard des conditions de chaleur accablantes et du type de terrain qui nous attend. Je ne serais pas le seul à aller de surprise en surprise et à griller d’importantes cartouches en vue du menu à suivre. Les kilomètres qui vont suivre vont permettre de régler les détails avec l’équipe pour les boissons et la nourriture. Il faut déjà combler le déficit des premiers kilomètres sans ravitaillement et trouver les automatismes entre nous, en fonction des conditions si particulières de l’épreuve. Nous revenons sur Hervé qui me dit avoir perdu beaucoup d’énergie avec tous les aléas de l’avant course. Patrick Bruni est seul devant mais il n’est pas question pour moi d’aller le chercher. Je me suis préparé d’ailleurs à ce que les écarts augmentent régulièrement pendant un bon bout de temps. Le seul souci, c’est qu’avec ces arrêts et ces problèmes rencontrés lors de nos deux arrêts, la moyenne a chuté et je n’ai plus de repères fiables sur mon rythme de course. Mon frère a bien lui aussi de quoi mesurer notre allure mais la moyenne est faussée par le début qu’ils ont fait sans nous. La moyenne instantanée n’étant pas fiable, je manque donc de repères sur ce plan. Mais je dois avouer que ce n’est pas (à tort !) une obsession.

En tête

Peu avant Béziers, Patrick est à portée de vue. Mes suiveurs s’inquiètent que je n’aie envie d’aller le chercher. Pas de risque. Je pensais débourser pas mal de temps donc je ne suis pas pressé de passer en tête. Après l’extraordinaire passage aux 9 écluses de Fonsérannes près de Béziers, mon frère monte à ma hauteur et me dit : « Tu es en tête ». Je le regarde surpris. « Où est Patrick Bruni ? ». « Il s’est arrête et tu l’as doublé » Je suis en tête mais un coureur au maillot orange est à quelques centaines de mètres derrière moi depuis un certain temps. Je m’applique donc à boire régulièrement et à manger les rares choses que mon estomac supporte (bananes, melons…) Les heures et les kilomètres défilent ainsi jusqu’au 100ème km que je passe en 9h20 environ. A ce moment on m’annonce 20’ d’avance sur le second et 45’ sur Patrick Bruni. Les informations concernant le « maillot orange » me disent que ce coureur à un record de plus de 9h sur 100km. Il est donc sur les bases de celles-ci alors qu’il reste 140km à parcourir ? Je n’ai donc pas à m’inquiéter à priori.

Coup de chaud

C’est à peu près à ce moment-là qu’un coup de « moins bien » me tombe dessus et je suis obligé d’alterner course et marche sans trop comprendre ce qui m’arrive. Je décide donc d’aller jusqu’à la prochaine écluse afin de faire une pause pour manger et récupérer un peu. Manger est un bien grand mot. Ce sera une petite salade de fruits. A peine arrêté, je n’ai qu’une envie, m’asperger le visage, la nuque, le crâne. J’ai un sentiment de lassitude et de fatigue qui m’envahit soudainement. Les minutes doivent passer vite car Quentin m’invite à repartir, sentant que cet arrêt s’éternise quant Manon s’écrit tout à coup : « Y a un gars en orange qui arrive ! » Cette phrase me sort de ma torpeur. J’enfile un maillot sec et je repars bille en tête sans prévenir personne. Réaction compréhensible sur l’instant mais grave erreur à posteriori. Au lieu de me placer en position d’attente, je me trouve en situation de stress et de tension. Mon état physique nécessiterait que je gère mon effort plutôt que d’être devant sur un rythme forcément un peu supérieur à celui que j’adopterais naturellement sans confrontation à gérer. Encore des cartouches qui se grillent inutilement et bêtement. L’égo fait parfois faire des choses stupides ! Ce petit jeu ne dure évidemment pas longtemps et au premier arrêt, Pascal me passe logiquement. Nous échangeons spontanément des encouragements mutuels. Son visage souriant en dit long sur son état de fraîcheur et son plaisir d’être là. C’est une maigre consolation mais c’est bien d’avoir un adversaire sympa et loyal.

La nuit tous les chemins sont … petits

La nuit tombe peu à peu. C’est un sentiment contradictoire que j’éprouve alors. Le soulagement de voir le soleil disparaître et nous donner un répit. Mais aussi l’angoisse de la nuit qui nous attend sur des chemins où je dois avec ma foulée rasante et mon manque de pied « chemin » avoir une attention de tous les instants. Les chutes ne m’ont pas épargné et les faux pas qui manquent de me jeter à terre sont nombreux. « Attention Papa !» s’écrit à chaque fois Quentin qui me suit à distance sur ces passages étroits de monotraces. Effrayé par les quelques pas en déséquilibre où je me rattrape parfois par je ne sais quel miracle et où je frôle la correctionnelle. Une chute à cet instant aurait des conséquences forcément graves car nos corps et nos esprits fatigués n’auraient pas l’agilité nécessaire pour tomber sans se faire mal. Et ne parlons pas de ma souplesse et de mon âge ! Heureusement, je n’ai pas négligé ce point de logistique qui concerne l’éclairage. Mes deux suiveurs possèdent une lampe frontale et une lampe au guidon. J’ai moi-même une lampe frontale. Je n’irais pas jusqu’à dire que nous allons évoluer comme en plein jour mais à aucun moment nous ne serons pénalisés pas l’obscurité. Comme en plein jour, j’aurais constamment l’œil rivé vers le sol mais la visibilité parfaite dans ces conditions de course nocturne me permettra d’évoluer dans un relatif confort. D’ailleurs, même si je ne peux toujours pas m’alimenter et si à plusieurs reprises je dois stopper pour que le peu de liquide que j’ingère reparte par où il est venu, je passe cette phase, que j’appréhendais déjà avant la course (mais encore plus en raison de mes soucis digestifs), avec une relative aisance.

A Trèbes, on bascule

Le passage à mi-course à Trèbes, est un point de passage obligé. De contrôle mais aussi d’arrêt pour ceux qui ont dépassé la barrière horaire. La salle de pointage est accueillante et l’envie de s’y poser est grande mais je n’ai pas l’âme à vagabonder. Mon allure est certes régulière mais me semble si lente que je ne peux m’arrêter sans culpabiliser aussitôt. C’est donc avec conviction que je replonge dans la nuit du canal. Vincent (Gouzerch) nous accompagne quelques centaines de mètres. Les amis qui viennent nous voir et nous supporter sur les courses sont toujours une source incroyable de bonheur et de motivation. Chantal, déjà présente sur la Transe Gaule comme Vincent sont devenus des amis et leur présence est un doux moment à chaque fois que je les croise.

Durant la nuit, un drôle d’impression va m’accompagner. Le chemin monte ! Bien entendu, dès que j’ai analysé cette perception avec un peu de réflexion et jeté quelques coups de frontale sur le côté pour bien voir si le canal était bien là à côté, j’ai compris que cela était faux. Fatigue ? Hallucination ? Impression due au fait que le regard est porté constamment à terre ? C’est un drôle de sentiment surtout lorsqu’il est constamment présent. A la fois drôle et étrange…. Je dois me convaincre à plusieurs reprises que cette impression n’est qu’une impression. Mais c’est tout de même assez surprenant.

A Carcassonne, on calcule

A la sortie de Carcassonne, je croise Christian Reina qui nous dirige sur un pont qui franchit le canal. Il m’annonce 8 minutes de retard sur le premier. Certes 8 minutes ce n’est rien sur une telle distance et au regard de ce qu’il reste à se coltiner. Pourtant ma réponse traduit bien mon état d’esprit à ce moment de la course. « S’il est plus fort, il n’y aura qu’à s’incliner » lui dis-je. Quelques centaines de mètres plus loin, Patricia, Simon et Manon m’attendent

Et ce n’est pas le même écart : 4 minutes. Pascal s’est arrêté à son véhicule qui le suit, d’écluse en écluse, et à chaque fois qu’une route permet d’accéder au parcours. L’organisation que son équipe déploie (sa famille comme moi) prouve qu’il n’est pas venu pour cueillir les pâquerettes ou écouter les grillons. Je sais quelle logistique nous avons dû mettre en œuvre avant la course et quelle débauche d’énergie il faut pour être si souvent à nos côtés. Comme nous, ils ont remarquablement préparé cet aspect de l’épreuve.

Coup de mou

Du coup, je m’arrête à peine pour essayer de ne pas perdre trop de temps et ne pas gaspiller ces précieuses secondes gagnées. Etait-ce la bonne stratégie ? Un nouveau coup de mou va me tomber dessus. Suis-je reparti un peu vite avec l’idée de combler mon retard ? Est-ce le fait de ne pouvoir m’alimenter qui ne m’autorise qu’à un tempo lent et régulier ? A-t-il remis un petit coup de booster après une pause régénératrice ? Toujours est-il que les écarts augmentent de nouveau. En fait, je n’en ai aucune idée des écarts mais comme on ne me les annonce pas, je sais à quoi m’en tenir… Ces silences sur le sujet en disent long sans que les uns et les autres n’aient besoin de parler. Pour couronner le tout, peu avant Carcassonne, je dois effectuer un long arrêt en raison de nouvelles nausées et de vomissements. Bref, l’oiseau devant est en train de s’envoler …. La nuit touche à son terme et je ne sais pas si je dois m’en réjouir. Bien entendu, c’est le signe que le temps tourne et que l’on avance malgré tout. Mais je crains aussi le retour de la chaleur.

Rencontre salvatrice

C’est en arrivant à Castelnaudary que le jour se lève. La traversée de la ville offre un instant qui rompt la monotonie du canal. Monotonie n’est pas le mot. Car le canal est tout sauf monotone. Son paysage est souvent changeant comme la nature du terrain. Mais le passage en ville offre un paysage nouveau et plus animé. En plein milieu de la ville un pont enjambe le canal. Nous le prenons et après l’avoir traversé mon frère hésite sur le côté où aller. Pour moi c’est à gauche. C’est une évidence. A droite, on repart en sens inverse. Pour lui ça ne l’est pas tant que cela. Nous nous séparons chacun vers la direction qui nous semble la bonne. J’aperçois alors un commissariat de police. Je décide après une courte hésitation d’aller y demander mon chemin. Le policier de garde, plus habitué sans doute de voir, à cette heure, des noctambules avinés, doit encore se demander quel était ce type en short lui demandant la direction de Toulouse. Il me confirme le sens que je croyais être le bon et me voilà reparti. Quelques centaines de mètres plus loin, j’aperçois une silhouette de l’autre côté de la route (les ponts se succèdent en centre-ville). Je l’appelle pour lui demander mon chemin et il me fait signe de traverser à nouveau… « Tu es Bruno Heubi ? » me demande-ti-l. Surpris d’être ainsi reconnu par le seul piéton de la ville, à cette heure, je me rends compte que son visage m’est familier. J’ai dû le voir parmi les spectateurs lors de précédents passages de la course, Il m’indique la direction et nous propose gentiment à boire. C’est à l’arrivée de la course que je le reverrais à nouveau. Il m’explique alors que si j’étais resté sur cette rive du canal, j’aurais été bloqué une dizaine de kilomètres plus loin. Je lui dois une fière chandelle. Je lui demande alors son nom. « Gérard Bavato » me répond-il. Tout s’explique ….

En attente de la piste cyclable

J’ai encore laissé quelques minutes dans ce jeu de piste. Gérard nous a annoncé la partie goudronnée à une dizaine de kilomètres. Comme j’en ai mon compte des chemins, pistes et autres passages monotraces, je suis impatient d’arriver à la piste cyclable. Je me dis que c’est un terrain de jeu plus favorable et puis c’est aussi un moyen de se fixer un but à atteindre. Surtout que la fin est un chemin assez technique avec des trous et des racines en permanence. Surtout ne pas tomber ! Le soleil est finalement assez long à se lever et nous restons protégé de ses rayons dont j’appréhende qu’ils viennent nous caresser. C’est un répit qui est appréciable. Je n’ose même pas imaginer comment cela se passerait si la chaleur était aussi importante que la veille. Comme toujours lorsqu’on attend impatiemment d’arriver quelque part, l’impression que les derniers kilomètres sont interminables domine. C’est en arrivant sur la piste cyclable que je prends conscience que ce n’est qu’une étape supplémentaire et qu’il reste encore 50km à accomplir. J’ai l’impression à ce moment que c’est le bout du monde.

La découverte de la marche

Coïncidence ou pas, j’ai de nouveau un coup de moins bien. Comment en serait-il autrement puisque je ne peux rien avaler depuis la veille ? Les périodes d’alternance course et marche rythment donc mon avancée. Ceci est tout à fait nouveau pour moi car même dans les pires moments de mes courses précédentes, je n’ai jamais intégré la marche comme étant un élément à part entière de ma progression. Les différences notables avec les championnats du monde de 24 heures sont de deux ordres. A Bergame, lorsque je marchais ou que je m’arrêtais, il n’était pas compliqué de voir les conséquences avec les coureurs en piste qui me passaient devant. Du coup, ça incite à ne pas trop trainer même si on ne sait plus très bien où l’on en est au classement. Sur l’Intégrale, point de pression des adversaires. On se sent même un peu seul parfois ! A l’inverse, sur un circuit, les raisons de s’arrêter au stand reviennent à chaque tour. Le pari est donc de se dire « J’en fais au moins deux, trois si possible… » Ici, ce sont les écluses ou les repères du paysage qui permettent de se fixer des buts. Et on peut facilement allonger les distances. Par exemple, aller jusqu’à l’écluse suivante (si la distance n’est pas trop longue). C’est donc ainsi que je gère mon allure quand une impression d’immense fatigue m’envahit à nouveau.

Encore un gros coup de mou

Elle se manifeste, hormis un sentiment d’extrême lassitude, par un endormissement dès que je me mets à marcher. Celui-ci disparaît instantanément dès que je me remets à courir. D’ailleurs quand je cours je suis plutôt bien. Eveillé, réceptif à ce qui se passe autour de moi. Pourquoi donc cette tendance à marcher alors que je sais très bien que je ne serais pas forcément mieux en m’arrêtant ? A chaud, impossible de répondre à cette interrogation. A froid, cela mérite réflexion… J’ai déjà connu un état similaire lors de mon service militaire. Affecté dans un centre entraînement commando en Allemagne (normal, j’avais demandé les chasseurs-alpins) il m’arrivait durant les stages de piquer du nez durant nos balades nocturnes en forêt noire au point d’avoir des hallucinations. Bon c’est vrai que cette nuit, j’ai vu le chemin de halage monter… Ce qui me fait le plus suer, c’est de voir mes suiveurs à vélo, fracassés par les heures de selle et les chemins peu propices, devoir subir ma lenteur et mes arrêts.

Mes suiveurs

Patrick, mon frère, est un cycliste confirmé et pourtant le parcours a causé des dégâts. Ses mains peinent à tenir le guidon. Il ne peut plus (comme moi tiens ..) absorber de nourriture. Et c’est pourtant lui qui m’encourage en me disant que demain je serais fier d’être allé au bout. Quand je pense qu’hier, au 100ème kilomètre, après mon coup de chaleur, je n’arrivais pas à m’imaginer comment boucler les 140 bornes qui restaient. Si j’en suis arrivé là, il y a bien moyen de se motiver pour aller au bout et rallier Toulouse ! Je pense alors à la présentation du mercredi soir. Chaque coureur, en retirant son dossard devait dire un petit mot. « Arriver à Toulouse » revenait dans chaque prise de parole. Moi, prétentieux, je n’en faisais pas ma priorité. Sur ce long bout de goudron, c’est la seule chose qui m’anime avec aussi le fait de conserver ma deuxième place. « Il n’y en a qu’un qui a des raisons de se réjouir plus que toi » me dit mon frère à ce moment, me sentant probablement fléchir. « Pense à tous les autres » ajoute-t-il.
“J’y pense Patrick, j’y pense …”

L’autre suiveur que j’ai mis au supplice, c’est Quentin mon deuxième fils. Celui-là c’est un sacré numéro. Premier 100km en vélo à mes côtés à 9 ans. Millau a 11 ans (en 7h33). La Transe Gaule a 13 ans (presque 14 aime-t-il préciser). C’est en voyant l’état des autres cyclistes que je vais me rendre compte de l’exploit qu’il a réalisé une fois encore. Et lui s’est tapé le panier durant 28h avec les litres de boisson ou d’eau que j’utilisais pour m’asperger. Jamais il ne s’est plaint. Hormis lorsque je l’entendais gémir quand ses douleurs aux fesses l’obligeaient à pédaler en danseuse, de longs moments, pour se soulager.

Et les autres ?

Comment dans ces instants ne pas trouver en soi la force d’avancer ? Je suis si bien entouré que je n’ai pas d’autres choix que d’être à la hauteur de leur dévouement. Simon est un chauffeur expert qui va multiplier les prouesses pour être présent à chaque intersection que le chemin de halage peut croiser. Sa présence soulage les autres qui peuvent gérer la logistique. Et aux arrêts, il est toujours présent pour tendre ce que j’ai demandé un peu plus tôt.

Manon prend des photos qui vont graver à jamais ces instants si particuliers.

Ses encouragements raisonnent encore à mes oreilles. La peur de les décevoir est grande mais disparaît tout à coup lorsqu’ elle me glisse à l’oreille : « Papa, tu ne peux pas abandonner » Je sais alors qu’ils ont conscience qu’aller au bout est déjà un pari à tenir.

Quant à Patricia, les mots ne suffisent pas à exprimer à quel point elle vit la course à mes côtés avec une intensité incroyable. Et je suis conscient de ne pas pouvoir me rendre compte des trésors d’ingéniosité qu’elle a dû déployer pour que mes boissons soient fraiches quand le soleil plombait tout. Pour que Patrick et Quentin aient à manger sans manquer. Pour me proposer toutes les alternatives quand mon estomac refusait tout en bloc. Pour que tout se passe sans que je n’aie rien d’autre à me soucier que courir.

Piquer une tête ?

L’avantage de la piste cyclable c’est qu’on y croise du monde. Vélo, promeneurs (près des villes), coureurs… Cela agrémente la route. Je me demande parfois ce que ces gens penseraient s’ils savaient que l’on vient de Marseillan et que l’on va à Toulouse. Et puis il y a aussi les plaisanciers qui font le canal en bateau. Dans l’après-midi, j’ai vu une famille de vacanciers qui traînaient leurs enfants dans leur sillage. Je les regardais avec envie, moi qui subissais cette chaleur de plomb qui nous mettait au supplice. J’ai renversé des dizaines et des dizaines de litres sur ma nuque et mon visage tout au long de la course. Quand Simon me trouvait des bouteilles fraîches, presque glacées, je n’avais pas de mot pour le remercier. Les plaisirs de la vie sont parfois simples en fait quand on y pense et que l’on se trouve réduit à la condition de les apprécier. Un petit plongeon dans l’eau ne doit pas être désagréable. Je m’y jetterais même bien tout habillé ! J’ai d’ailleurs une pensée pour Stéphane Pelissier dont l’attitude en 2004 m’avait surpris comme beaucoup lorsque j’ai su qu’il avait piqué une tête pour traverser lorsqu’il s’est rendu compte après 220km qu’il était du mauvais côté du canal. A ce moment, je peux affirmer que je ferais la même chose sans l’ombre d’une hésitation. Comme quoi il faut se garder de juger une situation tant qu’on n’y a pas été confronté soi-même.

Qui va lentement va… lentement !

Ma progression est désormais rythmée par l’alternance de ces phases de course durant lesquelles je ne suis pas si mal et où les sensations (à part celle d’une extrême lenteur) sont plutôt bonnes au regard de ma situation à ce moment de la course. Et les périodes de marche que je débute avec un sentiment de soulagement car au fil de la course un sentiment de lassitude prend le dessus. J’en profite pour boire le peu que je peux ingérer, m’asperger abondamment et souffler en mettant les mains sur les cuisses et le buste penché vers le sol. Je ne sais pas pourquoi j’affectionne cette position qui donne une impression de bien-être. Je l’avais déjà « découvert » à Bergame dans mes moments (plus rares) de marche.

J’ai bien conscience que de cette manière, je ne suis pas près d’arriver mais j’ai l’impression d’être entré dans un mode de fonctionnement que je ne peux pas inverser. A ce moment c’est la tête qui commande et elle m’impose d’inclure des pauses, trop nombreuses certes, mais que je ne peux éviter. Malgré tout nous progressons tout de même. J’arrive même à faire la course avec deux bateaux de plaisance que je rattrape lorsque je cours et qui me double dès que je marche. J’aurais envie de demander à mes suiveurs à quelle vitesse ils naviguent mais la peur que celle-ci soit trop lente me fait éviter la question. Patricia me prédit une arrivée possible en moins de 28 heures. Ça reste un temps tout à fait convenable mais même cela ne m’incite pas à hausser le ton. La tête a pris définitivement le dessus…

Une fin qui s’éternise

D’ailleurs, c’est sur celui de la plaisanterie que j’ai choisi de finir. Avec mes coups de chaud, mes coups de mou, l’ambiance dans le groupe a tourné à la morosité. Cette aventure doit rester belle. N’oublions pas la chance que nous avons, tous, d’être là sur nos deux jambes, en pleine santé et en famille. Le livre de route indique une douzaine de kilomètres restant à parcourir après la dernière écluse. Je me dis que l’entrée dans Toulouse va animer la fin de course et nous la faire passer plus vite. C’est exactement ce qu’il ne faut pas penser : « Que ça va passer vite » car c’est exactement l’inverse qui se passe justement. J’ai pourtant déjà constaté cela maintes fois, même à l’entraînement. Plus on se prépare au pire et moins on est surpris par la difficulté. C’est difficile d’avoir la bonne approche mentale dans ces moments délicats. Voilà sans doute une voie de progrès à explorer. A force d’attendre chaque croisement, chaque point remarquable du parcours qui ne vient pas, une impatience d’en finir prend le dessus sur le reste. C’est un peu idiot mais c’est comme cela. J’espère que je saurais aborder les choses différemment la prochaine fois que je serais confronté à une telle situation. On calcule, on suppute sur les kilomètres qui restent à parcourir. De ce fait au lieu de rester sur un timing de marche et de course acceptable, je me laisse submerger par cette irrépressible envie d’en finir et qui me fait marcher bien plus que j’en ai réellement besoin. Bien sûr, j’ai cette excuse de cette tendinite du releveur au pied droit qui me fait de plus en plus mal. Et cette inflammation du ligament au genou gauche qui me chatouille aussi et me fait dire que la déshydratation se manifeste sous de multiples signes. Mais au fond, j’ai rendu les armes depuis longtemps et rien ne compte plus maintenant que d’arriver. « Bruno, il faut que tu fasses un petit effort là. Essaie de courir un peu quand même » me disent Patrick et Quentin. Je dois avouer que depuis que Patricia nous a abandonné pour amener Simon à la gare de Toulouse afin de prendre le train qui doit le ramener impérativement à la maison, ce soir, je me laisse aller à marcher plus que je ne le devrais.

Le bon côté du canal

Elle a prévu de rejoindre l’arrivée toute proche et de venir à notre rencontre. Un petit coup de fil pour savoir si elle est bien là et demander à l’organisation combien il reste au franchissement de la dernière passerelle. On lui répond : « 3 ou 4 kilomètres maxi ». Quel bonheur d’entendre cela. On tient le bon bout ! Le chemin de ce côté du canal est dans un sale état. J’en parle à mon frère et me demande pourquoi on a quitté le bord que tout le monde emprunte. J’ai du mal à croire que la statue de Riquet soit au bout d’un chemin aussi peu fréquenté et plus proche d’un parcours de cross. A ce stade de la course, il m’est impossible, même avec la meilleure volonté, de pouvoir y courir. On continue ainsi jusqu’à ce que l’on retrouve un pont et une route à nouveau praticable. Un pont qui fait la liaison avec la partie du canal en bon état ! Pourquoi ne nous a-t-on pas fait rester sur ce côté ?!

Dernière ligne droite

Les 4 kilomètres me semblent bien longs. Je décide de demander à un jogger qui vient en sens inverse : « 20 minutes » me répond-il. Gloups… Je réitère ma demande à 4 cyclistes en pause sur un banc. « 4 ou 5 kilomètres ». Cette réponse m’assomme. Je rage, je tempête (dans un verre d’eau ?). Mais où est-elle cette satanée statue ? Et du coup, je n’en finis pas de marcher. C’est pas de ma faute, c’est celle du road-book. Pas mal l’excuse, hein ?
Enfin, j’aperçois Patrick, parti au-devant pour voir, s’arrêter et discuter avec quelqu’un. C’est Patricia !. Tel le naufragé qui retrouve ses proches et des signes tangibles de vie, j’ai le moral qui remonte d’un coup. « Allez, on court » m’encourage-t-elle. « Elle est où l’arrivée, dis, elle est où ? ». « Là-bas, pas très loin ». Aïe, ouille… les tendinites refroidit par la marche se rappellent à moi brutalement. Je cherche au loin et comme un gamin capricieux, je la harcèle : « C’est où, c’est où ? ». « Tu vois le gars en rouge au loin ? C’est lui qui annonce l’arrivée des coureurs. On tourne à droite à sa hauteur et il reste quelques centaines de mètres »

Cette fois, on y est. Comme par miracle, les forces reviennent. Je veux terminer avec mes proches autour de moi. Patrick, Quentin de chaque côté. Patricia s’efface comme toujours et ne veux pas franchir la ligne avec moi. Dernière ligne droite qui tranche avec l’abattement qui me submergeait il y a peu. Ce n’est pas Millau mais c’est pourtant Christian qui est au micro.

Épilogue et conclusions

En ce qui me concerne, recyclage ou pas il va falloir que je me penche sérieusement sur ce problème d’intolérance digestive qui m’handicape de manière rédhibitoire. Il n’est pas possible de continuer ainsi. Sans énergie, contraint de courir à l’économie, je perds ce moteur qui me fait encore avancer à mon âge : le plaisir. Par contre, jamais je n’aurais cru possible d’aller si loin après cette défaillance au 100ème kilomètre. J’étais épuisé, vidé et incapable d’imaginer pouvoir aller au bout. Qu’est-ce qui nous pousse alors à repartir ? Cette force que j’ai découvert me sera, j’en suis persuadé, utile pour mieux appréhender la difficulté la prochaine fois si la situation se représente. Je vais tout faire bien sûr pour que cela n’arrive pas. Il me faudra faire preuve de plus de prudence encore. Etre capable de mieux évaluer le contexte afin de mettre en œuvre la stratégie adaptée. Parvenir à m’alimenter… C’est cela qui est extraordinaire dans ce sport. On peut à 49 ans, après des dizaines d’années de pratique se retrouver comme un novice et espérer s’améliorer encore. Cette expérience peu commune m’autorise à m’imaginer participer aux courses mythiques que tout coureur d’ultra a dans un coin de sa tête. Celles qui me font rêver maintenant s’appellent Spartathlon, Sakura Michi, Nove Colli Ce que je viens de réaliser me donne le droit d’espérer car pour aller au bout de ces défis il faut cette abnégation que je n’étais pas sûr d’avoir et qui s’est faite jour lors de cette Intégrale.

Bonus et extras…

Si la course ce n’était pas aussi des partages, la compétition n’aurait pas la même saveur. Sur cette Intégrale, il y eut encore de beaux moments.

Avec Patrick mon frère, expatrié à Marseille et que je ne vois qu’en de très rares occasions, même si elles sont belles et nous laissent des souvenirs impérissables.

Quentin incroyable gamin qui depuis toutes ces années a fait toutes les grandes courses à mes côtés : Millau, Transe Gaule. Le véritable exploit, ce ne serait pas lui qui le réalise ?

Patricia, Simon, Manon …

Sans eux tous, je ne ferais rien de tout cela.

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