Au moment de prendre le départ des Comrades, c’est un étrange mélange de sentiments qui m’envahissent. D’un côté, l’excitation d’être au départ de la course d’ultra marathon la plus prestigieuse au monde. Et de l’autre, l’inquiétude de savoir que je me lance dans une des épreuves sur routes les plus dures, sans y être préparé.

Flash-back et explications

Le Comrades marathon en Afrique du Sud, contrairement à ce que son nom semble indiquer, n’est pas un marathon. On l’appelle là-bas “the ultimate human race”. Et cette dénomination est bien appropriée. Cette épreuve consiste à relier les villes de Durban et Pietermaritzburg, soit un peu un peu plus de 90 kilomètres dont 3400m de dénivelé cumulé. Chaque année la course change de sens. En 2018, c’est la version down. Elle est appelée ainsi car le profil général est descendant mais comporte néanmoins plus de 1300 m de dénivelé positif. En fait, le parcours est une perpétuelle succession de montées et de descentes, ce qui le rend extrêmement exigeant au regard, à la fois, de la distance, des conditions de chaleur en Afrique du Sud et des barrières horaires, tout au long du parcours.

Cette compétition a une histoire qui puise ses racines dans celle de son pays. Elle commémore les victimes de la première mondiale et crée de ce fait un lien très fort, le jour de son déroulement, entre les sud-africains, quelle que soit leur couleur de peau ou leur origine sociale. Elle me fait rêver depuis presque 20 ans, date à laquelle j’avais eu le privilège d’y être invité avec Pascal Fétizon, alors champion du monde de 100km que j’entrainais. Mais hélas, mon travail, ne m’avait pas permis de pouvoir me libérer. Depuis 2010, à l’arrêt de ma carrière internationale, je n’ai plus fait d’épreuves au-delà du marathon. Je décide donc, à 3 mois de l’objectif de commencer une préparation spécifique qui sera basée sur des sorties longues et lentes afin de bien maîtriser la vitesse de course et d’améliorer mon efficience. Je prévois aussi des séquences de montées et de descente, pour la préparation musculaire, et notamment le travail excentrique. En fait les Comrades c’est une sorte de 100km de Millau puissance 3 au niveau dénivelé. Je sais donc, théoriquement, parfaitement comment m’y préparer. Mais dans les faits, une douleur au mollet qui se révélera être une déchirure (dont je n’ai toujours pas compris comment j’avais bien pu, la contracter vue la faiblesse d’intensité de mes entraînements) va m’empêcher de faire la préparation qu’une telle course nécessite. Pire, à 15 jours, je n’ai toujours pas couru plus d’une heure trente… Un des autres slogans de la course c’est : “There’s no turning back”. Pas question effectivement de faire demi-tour et de renoncer. Je prendrai donc le départ quoi qu’il arrive…

L’émotion du départ

Le départ de la course est à 5h30. Lever à 1h30 pour se préparer et prendre la navette afin de rejoindre les bus qui vont nous emmener à Pietermaritzburg. Là-bas, ça fourmille de monde dans les rues et déjà des milliers d’accompagnateurs et de spectateurs se massent autour de la zone de départ. Aucune excitation excessive, comme on peut en voir parfois sur certaines épreuves. On sent qu’il flotte dans l’air un parfum spécial. Les gens sont calmes, concentrés, déterminés mais sans excès. Avec le recul, je comprends maintenant qu’ils savent qu’ils vont passer une journée « very special » comme ils disent. Et cela les rends détendus. A quelques minutes du coup de pistolet, c’est le rituel des hymnes. C’est terriblement émouvant de voir ce peuple qui a connu les pires horreurs de l’apartheid chanter d’une seule et même voix à la fois émue et déterminée. D’abord, l’hymne en Anglais puis ensuite en Zoulou, terriblement émouvant au regard du contexte social et historique. Et puis, pour finir les chariots de feu. Ces chants me font dresser les poils de la peau, me filent la chair de poule et monter les larmes. Tout ce cérémonial est extrêmement bouleversant. Tout un peuple aux origines, aux cultures, aux modes de vie, aux langages même, différents qui chante d’une seule et unique voix c’est impressionnant et cela montre bien la portée ainsi que la valeur symbolique de cette course. Le jour des Comrades, ce peuple encore déchiré (il ne faut pas se leurrer) fait l’union sacrée autour de la course à pied, ce sport qui sait si bien gommer, le temps d’une épreuve, les différences. Quand tu es sur une ligne de départ avec ton short et ton maillot, il n’y a plus de différence. On a tous le même objectif.

Premiers kilomètres

Le peloton s’élance dans les rues. Il fait encore nuit. Je me concentre sur ma vitesse afin de ne pas me laisser emporter par cette masse qui me double. Durant 10km, je ne vais cesser de me faire dépasser. Au bord du parcours, le public est nombreux et en masse malgré l’heure matinale. J’ai connu bien des départs à l’aube dans ma carrière. Ils étaient calmes et anonymes. Là c’est une véritable haie d’honneur qui nous salue tout au long de la route. Bientôt, le jour se lève. C’est le moment de découvrir la foule qui s’étend à perte de vue sur le ruban d’asphalte qui s’étire devant. C’est réellement impressionnant. La route est pourtant large mais il n’y a pas un espace de libre sur des kilomètres.

Camarades

Durant la course, les autres coureurs voient, grâce au maillot, que je suis français. D’abord ils commencent par m’aborder gentiment avec des « You come from France ?». Si on répond gentiment (ce qui va de soi), ils souhaitent la bienvenue en Afrique du Sud, te demandent si tu “enjoy the race”, t’encouragent, te souhaitent d’avoir “A Nice Race ” et ” A Beautiful Day”. Ce sens de l’accueil et du partage est rare, pour ne pas dire unique. Ils voient sur ton dossard que tu es novice car c’est la coutume aux Comrades d’avoir inscrit son nombre de participations. C’est génial parce que, du coup, tu peux découvrir les profils de ceux qui t’accompagnent. Et tu te sens minuscule devant ces coureurs qui ont 10, 20, 25 participations à leur actif. La question qui jaillit souvent est alors : « It’s your first ? ». « Yes ! ». Et ils finissent par te dire cette phrase incroyable, avec une certitude déconcertante : ” You’ll be back ! ». Les liens entre coureurs sont émouvants, Je comprends maintenant ce que veut dire “camarades” au “Comrades”.

Emporté par la foule

L’organisation en annonce un demi-million au bord de la route. Durant les 90 kilomètres c’est une barrière humaine quasi ininterrompue. Comparable au tour de France. Des milliers de “Vive la France ! ” avec un délicieux et adorable accent anglo-saxon, “Allez la France !”, ou bien « Allez les bleus ! ». La coupe du monde a laissé de bonnes traces finalement malgré Knysna. C’est magique ! Et aussi : ” You looking good !” pour t’encourager. C’est tellement touchant et unique au monde. Peut-être éventuellement comparable à certains passages du marathon de New-york sauf que là ça dure des heures. C’est indescriptible, magique. Certains vont passer la journée là, à tendre de la nourriture. D’autres sont installés confortablement pour pique-niquer. De nombreux stands sont installés avec des chapiteaux. Je ne sais pas si ce sont des clubs, des magasins, des sponsors, mais c’est coloré, bigarré, joyeux, festif. Les ravitaillements sont nombreux, 45 au total sur l’ensemble de la course. Impossible de se déshydrater avec une telle fréquence.

Jouer avec le cut-off

La course comporte de nombreuses barrières horaires. Six au total. Elles sont basées sur 12h. C’est-à-dire le moment précis où le stade va se fermer et que la limite de temps sera passée, pour finir la course. Aucun concurrent ne sera alors autorisé à franchir la ligne d’arrivée. C’est comme ça aux Comrades. Le but est donc d’avoir une marge suffisante au cas où le mollet se réveillerai. Ou si mes muscles, impactés par la répétition des heures de course que mon corps a oublié et surtout par les chocs en descente refusent de me faire courir. 45’ d’avance au kilomètre 15. C’est bien parti. L’avance va grandir au 30ème et au 45ème pour atteindre 1h15 au 60ème. Le mollet est muet. Les cuisses de plus en plus dures mais la marge que je me suis constitué me permet d’être optimiste.

J’ai perdu la mémoire

Ce sens est censé être « down » mais comme le dit Laurent qui m’a rattrapé vers le 40ème kilomètre : « Il n’y a que les sud-africains pour faire une épreuve down qui ne fait que monter ! ». C’est vrai que ça n’arrête pas. C’est de la tôle ondulée. Une succession de montées et de descentes qui s’enchainent perpétuellement. Je sens bien que mes cuisses sont de plus en plus douloureuses et que je m’éteins petit à petit. Telle une pile qui se décharge lentement mais inexorablement, je suis en train de perdre mon énergie. Je décide de prendre le temps de m’arrêter aux ravitaillements pour rompre cette mécanique que j’impose à ma foulée afin de détendre et relâcher les muscles pour les préserver un peu. Sans entraînement ou presque et pratiquement 10 ans après ma dernière course au-delà du marathon, je constate que mon corps a beaucoup oublié. Il a même presque perdu cette mémoire dont on parle tant pour les coureurs ayant un vécu important. Au moins cette expérience m’aura permis, de tester et vérifier cela.

Course et marche

Le profil de la course annonce les 40 derniers kilomètres en descente. Sauf que ça n’arrête pas de remonter très souvent. En descente, mes cuisses sont carbonisées, détruites. Je le savais. Il ne pouvait y avoir d’autre issue sans les indispensables séances d’entraînement de côtes/descentes que j’ai justement imaginées et conceptualisées pour répondre à cette problématique des courses vallonnées. J’ai eu ce déclic surtout après avoir couru et gagné Millau. J’avais appliqué cette méthode et j’avais des cuisses en béton le jour J ! En montée, c’est l’épuisement physique qui se fait sentir et me fait courir à peine plus vite que je n’avancerai en marchant rapidement. En résumé, en descente je n’ai plus de muscles et en montée, je n’ai plus de forces. Et là, l’idée de la marche commence à s’instiller de plus en plus précisément dans mon cerveau. D’abord aux ravitaillements pour… me ravitailler, puis quand ça descend trop longtemps afin de soulager mes quadriceps, enfin quand ça monte parce que « ça ne sert à rien de courir aussi lentement que l’on marche ». En gros, ça finit par devenir une obsession. Marcher pour mettre fin à ce qui fait mal et torture à chaque foulée. Je sens bien aussi que j’ai chaud et je profite des nombreux ravitaillements pour m’asperger abondamment avec les poches plastiques, très pratiques au demeurant, qu’ils nous tendent en abondance.

Gold medal : la carotte

C’est à ce moment, vers le 75ème kilomètre, qu’Emmanuelle a la lumineuse idée de m’agiter sous le nez la possibilité d’aller chercher la médaille de bronze, soit un temps final inférieur à 11 heures, si on ne relâche pas trop les efforts. Il faut dire que c’est elle qui gère les ravitaillements depuis que j’ai fait tomber (très tôt) mon bidon. A ce moment, il m’a fallu 2 secondes, quand j’ai tenté de m’arrêter afin d’essayer de le récupérer, pour comprendre que dans un peloton d’une telle densité, je risquais surtout de me faire piétiner. C’est elle aussi qui me prodigue toutes sortes de soins et d’attention pour me maintenir comme elle peut. Elle s’est dit que si elle réveillait le compétiteur qui s’était endormi, elle avait une petite chance de me traîner moins longtemps. Il lui faut un temps, au compétiteur, avant de réagir. Après tout, on avait prévu juste de finir dans les temps ! Et puis, le cerveau ayant dû être atteint au bon endroit, je me dis qu’elle la mérite cette médaille et qu’il n’est pas juste que je sois un boulet qui l’empêche de la conquérir. Alors, l’œil rivé sur la montre, je commence à faire des calculs et à me paramétrer pour ne pas ou plus m’arrêter. Notre petit tapis de minutes de marge reste stable voire même s’agrandit. On va l’avoir cette médaille de bronze.

The end

L’arrivée dans le stade est indescriptible. Je n’ai jamais vu ça ! Il faut imaginer une enceinte sportive dédiée à la coupe du monde accueillant une compétition de course à pied de longue distance. C’est unique là encore. Et cette foule qu’on entend gronder sans discontinuer. Ça me prend aux tripes, surtout après avoir accompli un parcours aussi exigeant qui m’a poussé à aller puiser au plus profond de moi. J’avais complètement oublié ça. Mais ce que je n’avais pas oublié c’est l’importance de savourer ces instants. Je prends le temps de regarder autour, de m’imprégner de ce moment, de cette ambiance incroyable. Je suis un champion olympique qui entre dans le stade pour aller cueillir ma victoire. A l’amorce du virage on entend le speaker hurler dans son micro. Ça fait pourtant près de 5 heures que des concurrents arrivent en flot ininterrompu mais l’ambiance ressemble à une arrivée de vainqueur. C’est à ce moment-là que j’entends la sono cracher un bon vieux AC/DC. Ils savent que j’arrive ou bien ? Les derniers mètres sont exceptionnels. J’ai ressenti les mêmes choses que lors de ma victoire à Millau. Cette envie de hurler et d’exprimer furieusement ce mélange de joie et de satisfaction d’y être arrivé. Dès la ligne franchie, je sors le téléphone pour filmer ces instants, le stade, cette ambiance. Je veux absolument garder une trace de ces moments si spéciaux. Je n’ai pas envie de sortir. La fin de l’épreuve est bouleversante. Ils ferment au bout de 12h de course. Il y a un compte à rebours sur l’écran géant du stade. Un coup pistolet (comme au départ d’une course) mais qui, là, marque la fin du temps imparti aux coureurs. Absolument incroyable. Une dramaturgie de dingue. J’ai pleuré en voyant les derniers arriver.

L’esprit des Comrades

La façon qu’ils ont d’accueillir et de fidéliser les gens est juste exceptionnelle. J’adore. C’est unique au monde. Tout est fait pour que l’on revienne. Quand on l’a couru une fois, on peut alors faire le « back to back ». C’est-à-dire un sens down après avoir fait le sens up (et réciproquement), à condition que ce soit deux années de suite. Et on a quelque chose de spécial pour ça : 2 médailles. Ensuite il y a les Green numbers, ceux qui ont fini 10 Comrades Sur chaque dossard, il y a le nombre de Comrades terminé. Des couleurs de dossards différentes qui permettent d’identifier les coureurs. Un modèle d’organisation et de professionnalisme unique au monde pour moi et Dieu sait que j’en ai vu des courses.

Epilogue

Qu’est-ce qui rend une course exceptionnelle ?
• Le nombre de ses participants ?
• La difficulté de son parcours ?
• La beauté de son parcours ?
• La difficulté de la finir dans les temps impartis ?
• L’organisation ?
• Le public ?
• Un format d’épreuve unique ?

Les Comrades, c’est tout cela à la fois.
« It takes all of you »

 

Le film de mon aventure en 2018