Ces championnats d’Europe de 100km 2002 arrivent après la plus faste des périodes qu’ai jamais connue l’équipe de France. Des titres mondiaux par équipe et en individuel. Des performances record. Nous sommes maintenant attendu au tournant lors des compétitions internationales. Arriver en haut, c’est possible. La preuve, nous l’avons fait. Y rester est toujours le plus difficile.

Quatre années consécutives de championnat internationaux

Après 1999, 2000 et 2001, nous voici pour la 4ème année consécutive à Winschoten, charmante petite bourgade du nord de la Hollande où la platitude du relief n’a d’égal que la gentillesse d’accueil de nos amis bataves. Il faut dire que nous avons nos habitudes : le voyage, l’hôtel, les victoires de Pascal font que l’incertitude inhérente au déplacement à l’étranger est ici fortement réduite.
Le parcours, une boucle de 10km en ville, traverse des zones résidentielles où les habitants rompus aux exigences de la course sont au bord de la route et assistent confortablement installés aux rotations continues des fondus du bitume.
C’est vrai qu’il y a du mouvement puisque la course est aussi championnat national hollandais, qu’un challenge récompense les athlètes qui réalisent la meilleure performance sur les championnats d’Europe des 24 heures et des 100km (une semaine d’intervalle !), qu’un marathon et un relais 10x10km sont également organisés sur le parcours.
Cette 4ème participation a un goût très spécial pour moi car j’ai (l’immense) honneur d’être le porte-drapeau de notre sélection nationale. Une reconnaissance de mes pairs qui me touchent énormément.

Le départ à 13 heures est d’ailleurs propice à l’affluence, seuls les participants auront à souffrir de cet horaire peu approprié à la performance. Contrairement à d’habitude, l’encadrement nous met un peu la pression car les difficultés financières de la fédération rendent incertaine la participation des équipes de France aux championnats internationaux 2003 (Russie pour les championnats d’Europe et Taï-Peh pour les mondiaux) et nous avons d’une certaine manière une obligation de résultats.
Pour ma part, c’est une source de motivation supplémentaire. Je sais que Jean Jacques Rénier (le responsable hors stade) et Bernard Pelletier (le référent ultra) sont montés au créneau pour nous défendre et permettre de maintenir ce déplacement. Il faut prouver aux responsables de la FFA que nous avons notre place ici et …plus tard.
Plus que jamais, un départ prudent s’impose. Les conditions de course ne sont pas favorables (le vent est violent et il fait chaud) et le parcours rapide engendre bien souvent des débuts de course qui, comme le dit notre médecin, ne favorisent pas « l’épargne énergétique ». J’ai décidé de partir à 4’06″ – 4 ’08″. Le marquage de chaque kilomètre permet un ajustement précis des allures. On sait donc très précisément où l’on en est.

Départ groupé

Dès le début, je m’efforce de respecter le plus justement le rythme prévu. Comme toujours les sensations sont bonnes et il est facile de courir à cette vitesse que j’ai tant répétée à l’entraînement. Les circonstances de course font que nous nous retrouvons presque tous regroupés. Jérôme est quelques mètres devant. Et nous sommes trois, avec Jean Marie et Bruno Blanchard, à faire route commune à des allures proches. Pascal, presque malgré lui, se situe dans le groupe de tête et décide d’y rester aux vues de ses sensations et du rythme qui est raisonnable. Les kilomètres défilent. Les spectateurs, en possession de la liste des participants scandent au passage des coureurs les prénoms de ces derniers et les « Bruno and Bruno ! » jalonnent notre course dans une ambiance de kermesse bien sympathique.


Le premier incident intervient assez rapidement. Jean-Marie gêné par une douleur aux fessiers est obligé de ralentir son allure. La souffrance qui marque chacune de ses foulées est impressionnante et en dit long sur sa motivation. Devant, Jérôme a disparu de notre champ de vision. Tout semble aller pour le mieux, mais nous n’en sommes qu’au début. Tout au long du parcours, les enfants se sont organisés pour assurer des épongeages sauvages dont je profite largement car la chaleur se fait sentir de manière de plus en plus sensible. De plus, j’ai, comme chaque fois, la chance d’avoir sur le bord de la route des proches : Patricia mon épouse, Simon mon grand fils ainsi que Florence et Didier des amis. Sur ce tourniquet de 10km, ils peuvent nous voir deux fois par tour et leur présence est d’un grand soutien.

En mode métronome

Vers le 40ème kilomètre Patricia m’annonce un écart se réduisant avec Jérôme. Ce n’est jamais très bon signe d’autant que la vitesse de course n’étant pas excessive, il n’y a pas de raison qu’il ralentisse. Avec Jean-Marie qui n’est pas au mieux, l’affaire semble mal engagée, d’autant que Pascal toujours dans le groupe de tête se plaint de douleurs au genou. Le spectre de Torhout rôde à nouveau. Avec Bruno, nous continuons à faire route commune. Le rythme est régulier, les kilomètres s’enchaînent comme prévu. 41’17″ pour le premier tour, 41’07″ , 41’13″ puis 41’07″ à nouveau, 41’06″ enfin au 50ème, de vrais métronomes.
Nous remontons petit à petit les coureurs qui nous précédaient. La confiance est de plus en plus grande, j’ai le sentiment d’avoir fait le bon choix tactique même si je sais que rien n’est fait, car sur ce parcours, j’ai toujours connu des fins de course difficiles. L’écart avec Jérôme a fondu très vite et nous le rejoignons alors qu’il est obligé de s’arrêter, victime de problèmes digestifs, apparemment. Je l’encourage mais je sais qu’à ce moment de la course mes paroles ne servent pas à grand-chose et que la situation est probablement irréversible.
L’arrivée de Jérôme en équipe de France a amené du sang neuf. Notre discipline est exigeante et le renouvellement nécessaire car beaucoup d’entre nous sont dans l’équipe depuis quelques années. Son arrivée, ainsi les performances prometteuses de Didier Izdiak, doivent assurer la relève. Pour sa première course sous les couleurs françaises, cet abandon ne sera pas facile à assumer car même si je ne le connais pas assez, je sais qu’il s’était beaucoup investi pour cette course.

Bien puis … Un coup de moins bien

Le passage au 50ème kilomètre en 3h25’45 me réconforte, d’autant que je finis le tour avec une grande facilité. L’œil rivé sur le chronomètre à chaque kilomètre, je constate que j’arrive sans difficulté à suivre le rythme que je m’étais fixé. Dans la tête pourtant, je constate que l’état d’esprit n’est pas le même qu’à Torhout. La répétition des tours donne l’impression d’en avoir déjà fait beaucoup. Il me semble qu’en Belgique les kilomètres défilaient plus vite. Il est vrai que là-bas les repères étaient placés tous les 5, ici toutes les bornes sont visibles mais cela facilite le contrôle des allures.
Km 69 : je rattrape Christine dans le parc, je l’entends gémir, elle ne m’a pas vu arriver et en quelques secondes une foule d’image me traversent très vite l’esprit : les filles ne sont que trois, elles n’ont pas le droit à l’erreur et j’imagine déjà comme cela va être dur pour elle. Un simple encouragement ne suffit pas et en la doublant, je voudrais vraiment lui communiquer tout mon soutien. Maladroitement, je la secoue un peu brutalement en voulant l’encourager. Elle me dira plus tard que ses douleurs étaient telles que je lui aie fait mal. Deux kilomètres plus loin, c’est au tour de Murielle. Heureusement pour elle, elle galope comme un lapin, et je ne fais donc pas de zèle. J’ai mis du temps pour la rattraper, ce qui n’est pas bon signe. Il faut dire que tout à coup je ne me sens pas très bien, d’ailleurs c’est l’expression que j’ai utilisée lorsque j’ai vu mes proches au bord de la route : « J’ai un coup de moins bien ». En effet, une drôle de sensation envahit mon cerveau. Je suis comme « embrumé ». C’est assez difficile à décrypter et je me dis qu’il faut gérer ce moment délicat comme il faut gérer les moments plus euphoriques. Les temps au kilomètres ont bien entendu chuté, et comme souvent dans ces cas-là, je fais l’autruche en continuant d’appuyer sur la montre pour garder une trace des temps de passage mais en me gardant bien entendu d’y jeter un coup d’œil. Je sais que Bruno, qui m’a lâché, est bien. Pascal est toujours aux avants postes. En tant que troisième homme, je n’ai pas le droit à l’erreur d’autant que j’ai aperçu au bord de la route Jean-Marie et Jérôme qui avaient arrêté. D’ailleurs au ravitaillement dont il s’occupe Bernard (Pelletier) qui a l’habitude de ces situations m’encourage par un : « Il faut que tu te battes ! ! » qui ne laisse planer aucun doute.

Le troisième homme

Il faut donc remiser ses ambitions personnelles déçues, ne plus se dire que l’on est en train de rater sa course et se mobiliser à nouveau en pensant à l’équipe, aux gens à qui il faut prouver que nous avons bel et bien notre place ici. Lorsque dans les derniers kilomètres tout incite à se laisser aller, ce n’est pas facile. Je me motive donc en me disant que cette médaille repose sur moi, que les belges, les allemands, les italiens sont derrières et qu’il faut que je sois à la hauteur. La configuration de course me laisse quelques illusions car pour l’instant je n’ai perdu qu’une place. (L’Italien Sartori, parti dans le groupe de tête, que j’avais doublé peu avant le 60 ème et qui, ressuscité, me repasse comme un avion au 73ème) . Je continue même à rattraper les téméraires qui se sont brûlés les ailes. J’ai l’impression d’avoir des périodes où je retrouve de l’énergie (la lecture des temps de passage me fera découvrir l’ampleur de l’illusion !). Malheureusement, elles ne durent pas. Les sensations d’être « dans le gaz » reviennent bien vite et j’essaie de trouver tous les moyens de garder un rythme convenable afin de ne pas sombrer complètement. Le retour de quelques coureurs que j’avais rattrapé auparavant me confirme que je ne suis pas bien mais l’espèce d’« engourdissement » dans lequel je suis plongé ne me permets pas de réagir. Il s’agit donc d’avancer coûte que coûte : encore un tour…… encore un tour…. .
Je me dis que le dernier passage sous le porche du Klinker (qui marque le départ, l’arrivée et donc le passage à chaque tour) sera celui de la délivrance car pour les ultimes kilomètres, la motivation fera le reste.

Ça coupe le fromage en Hollande

C’est à peu après l’amorce du dernier tour (91ème kilomètre) qu’une sensation telle un coup de massue  me donne l’impression d’être littéralement scotché au bitume. La fin royale dont je rêvais s’envole. Comme ma place classement au général puisque je dois subir le retour de quelques adversaires. Il y en a même un qui, pour me « sauter » à deux kilomètres de l’arrivée, aura coupé sur le parcours. A moins que les 7’20″ comblées en trois kilomètres n’aient été effectuées par la grâce de jambes enfin retrouvées !
Ils les avaient en tout cas perdues à nouveau lorsque je l’ai doublé (sans qu’il l’ait fait, lui) au 94ème kilomètre. Un ou deux virages outrageusement coupés plus tard, il parvenait à me prendre une quinzaine de secondes sur la ligne d’arrivée, où d’ailleurs il ne fit pas de vieux os.

La délivrance

Cette ligne d’arrivée marque, enfin, la délivrance. Un immense sentiment de soulagement m’envahit et je peux alors retrouver les autres afin de pouvoir savourer la réussite collective. A Winschoten, il y a un moment très particulier, que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. Le dernier kilomètre est une longue ligne droite où se trouve une des deux zones de ravitaillement du parcours.La route est longue et les tables des différentes nations bien espacées (de quelques dizaines de mètres) pour permettre aux staffs de ravitailler aisément leurs coureurs. C’est aussi là que se retrouvent ceux qui ont abandonné, où se regroupent les spectateurs aussi. Ces ultimes hectomètres, effectués sous les applaudissements répétés à chaque table de chaque nation, par ceux qui au départ sont vos adversaires, marquent explicitement le respect qu’ils ont pour vous que vous soyez là. Ils ont beau être tous athlètes de haut niveau, ils savent combien il n’est jamais facile de finir. Car, c’est bien ce qui doit rester avant tout, après chaque 100km terminé. C’est déjà quelque chose d’être là et ces encouragements me rappellent que finir, être un « finisher », c’est déjà une victoire. Dans la nuit qui commence à tomber, les frissons m’envahissent et je reçois en pleine face cet hommage des autres cent bornards venu de toute l’Europe. Pascal, lorsqu’il avait été champion du monde en 2000 sur ce même parcours, avait été également submergé par cet hommage si particulier. Et les larmes qui avaient jailli à cet instant, étaient autant dues à cette reconnaissance de ses pairs qu’à la victoire elle-même. Le 100km et l’ultra nous offrent des moments de solidarité qui sont rares, surtout à un tel niveau.

C’est sans doute pour cela que j’aime tant cette épreuve. Et si je suis prêt à repartir, oubliant déjà les promesses que je m’étais fait lorsque j’étais au plus bas, c’est pour revivre ces instants qui font tout oublier.

Podium !

Accoutumance hédonique ?

Et puis surtout : relativiser.
On s’habitue aux réussites, aux succès, aux médailles, aux podiums. Cette équipe nous a rendu exigeant avec nous-mêmes et avec notre groupe. C’est tout de même une médaille d’argent derrière une des meilleures équipes du monde que nous remportons lors de cette compétition.
Quand cette équipe est née en 1998, nous en rêvions. Maintenant que nous le faisons. Soyons en mesure de savourer ces instants rares et précieux.

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